CANADA // Mésaventure en voyage, la randonnée qui a failli mal tourner

À l’occasion d’Halloween, j’avais envie de vous raconter une aventure un peu différente de d’habitude. Loin des récits enchanteurs et de paysages féeriques que j’affectionne d’habitude, voici une histoire un peu plus sombre sur une mésaventure en voyage qui aurait pu mal tourner. Est-ce du #VoyageGothique ? Vous me direz ce que vous en pensez ?

Europe et Amérique du Nord sont de lointaines cousines. Les traits de famille sont parfois là, parfois complètement absents. Et il arrive souvent qu’on se sente dans un autre monde. Nous ne prenons jamais de risques inconsidérés, mais il arrive que les choses dérapent… Je vous raconte la randonnée qui a failli mal tourner.

La forêt européenne est domestiquée, sage, presque morte. À quand remonte votre dernière balade dans une forêt dont on ne connaît pas la fin ? La forêt européenne est cernée, réduite à peau de chagrin, ses animaux disparus depuis belle lurette ou confinés aux sommets les plus hauts, hors de portée de leur prédateur le plus tenace, l’humain. En Europe, on se balade en forêt comme dans un jardin botanique. La vie est végétale, verte, statique.

En Amérique du Nord, la forêt est animale. Dense, noire. On n’y voit goutte à plus de quelques mètres, la lumière engloutie par la canopée sombre. Les bois impénétrables s’étendent à perte de vue, tentaculaires et surtout vivants. La colline a des yeux, et l’humain y vient en intrus, franchissant à pas de loup le territoire de prédateurs plus gros que lui. Ours, coyotes, loups, orignaux… Le bestiaire est fantasmagorique, et dans ce zoo, c’est nous qui sommes épiés.

« Tu sais qu’en forêt, l’une des consignes de base, c’est de décamper au plus vite si on croise des crottes fraîches ? »

Dans les collines du parc national de Cap-Breton, j’ai cru bon mettre ma mère au parfum des consignes de survie en milieu hostile – de celles qu’on trouve au départ de chaque sentier. Parcs Canada nous prévient cordialement que nous sommes en territoire d’ours, de coyotes, d’orignaux. Le Cap-Breton cumule les prédateurs. Pas étonnant ; le parc englobe l’île dans toute sa largeur, un sanctuaire de près de mille kilomètres carrés, bordé de forêt vierge de part et d’autre. Les humains ne vivent qu’à ses franges, repoussés en bord de mer par la Nature pour une fois toute-puissante.

Parmi les autres consignes de sécurité : faire du bruit pour signaler sa présence. Ne jamais tourner le dos à l’animal. Donner l’illusion qu’on est grand et fort en levant les bras, en ouvrant sa veste, en hurlant. Le frapper s’il attaque. Mais surtout, la meilleure parade, c’est d’éviter à tout prix la rencontre du troisième type, et de décamper si on croise des traces de son passage.

Les sentiers du parc s’enfoncent loin dans les terres à l’échelle humaine. Plus de 14 km dans une grande solitude verte, distance qui commence à être respectable s’il faut revenir sur ses pas de toute urgence. L’automne vient de commencer, les érables et les bouleaux nous éblouissent, l’air sent l’humus et la terre morte. Le sentier est tranché net à la faux dans la forêt qui se presse, étouffante, de chaque côté.

Tous les cent mètres, nous croisons des crottes sèches. Mon commentaire d’une improbable érudition n’est pas sorti de nulle part. Impossible de les identifier formellement, mais à vue de nez, ce pourrait être des crottes d’ours. Ou de cerf. Des crottes inoffensives, inodores, un peu sèches. Quelqu’un qui a vécu dans les Alpes pourrait les confondre avec des crottes de chamois.

Nous marchons le nez en l’air. Le temps menace, les nuages gris se massent en des visages grimaçants à l’est. Des gouttes nous font sursauter, puis s’arrêtent. Ma mère veut sagement tourner les talons pour ne pas avoir à marcher sous la pluie – de mon côté je suis une tête de mule, je suis là pour un belvédère, et je veux voir ce belvédère. Il est là, je le sens. Derrière la prochaine dune.

Je presse le pas pour voir ce qui se cache au prochain tournant, à la prochaine colline. Où est ce fichu belvédère ? J’avance, je reviens sur mes pas. On décide de tourner les talons à la prochaine borne kilométrique. Nous repartons, faisons 30 mètres. La borne est là, nous courons voir si… si seulement… peut-être que… Pas de belvédère. La borne nous nargue, entre deux souches noires. Nous nous regardons, et je dois admettre ma défaite. Le ciel n’est plus gris, il a tourné à l’anthracite, au charbon, nous sommes au fond d’une mine. Il pourrait pleuvoir à tout instant. Il faut parfois s’avouer vaincues. Nous tournons les talons, reprenons le chemin qui serpente.

…devant nous. À trois mètres de la borne.

Le temps s’arrête. Les gouttes se cristallise, le ciel s’interrompt, le murmure grave du vent se brise en éclat.

Devant nous. Un. Énorme. Étron. Fumant.

Avec des os dedans.

À trois mètres de l’endroit où nous nous étions arrêtées.

Mamma mia. Mamma mia mamma MIA MAMMA MIA LET ME GO SCARAMOUCHE SCARAMOUCHE WILL YOU DO THE FANDANGOOO

Quand on panique, les nerfs prennent le relais dans des configurations imprévues. Les miens décident qu’une reprise de Queen a cappella et avec tremolos est une réaction acceptable, toujours mieux que la paralysie ou les larmes. Faire du bruit. C’est l’instinct de survie qui chante. Ma mère reprend en canon. Indiana hurle probablement à la mort intérieurement, mais il n’en laisse rien paraître. Avancer. Vite. Chanter. Fort. Faux. Le plus faux possible. La chanson de l’angoisse, c’est une chanson fausse, des couacs atroces, les couacs du désespoir. Les couacs de ceux qui ne veulent pas rencontrer l’auteur du cadeau fumant.

Un regard nous a suffi : cela n’a rien à voir avec les excréments croisés à l’aller. La crotte était gigantesque. J’ai cru voir des viscères. À trois mètres de nous. Qu’est-ce qui est passé dans notre dos alors que nous étions tournées, pour que nous n’ayons rien entendu ? Qu’Indiana n’ait rien entendu ? Bravo le chien de chasse… Mais maman je suis juste une peluche moi, qu’il dirait de la petite voix aiguë que je lui imagine.

Nous sommes venues ici dans un souci d’abandon. Fuir la civilisation, renouer avec la Nature. Trouver ce qui a disparu d’Europe. La vie sauvage. Elle est là, la vie sauvage, dans ces viscères et ces os fumants, incarnations du danger, qu’un prédateur nous a laissé en guise d’avertissement. Partez, humains, ces terres ne vous ont jamais appartenu, nous ne faisons que vous tolérer ici.

Nous n’avons pas marché pour rentrer, nous n’avons pas couru non plus. Nous avons avalé les kilomètres, sans faim, comme on mange pour survivre, pour mettre le plus de distance entre ce qui nous a frôlé et notre frêle cordée, pourtant si fière au démarrage. Avec derrière la tête cette interrogation, à laquelle nous n’aurons jamais de réponse. De quoi avons-nous croisé le chemin ?

Ô Canada, quand tu nous rappelles que ta Nature est maîtresse à bord, tu ne le fais pas à moitié.

J’espère que ce récit un peu différent vous aura plu ! Si c’est la première fois que vous venez sur mon blog, soyez sans crainte : je ne parle d’ordinaire pas d’étrons et de forêt maléfique, mon créneau c’est plutôt le voyage en van ultra-lent et l’émerveillement face à ce beau pays qu’est le Canada. Et vous, quelle a été votre mésaventure en voyage la plus terrifiante en voyage ?

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14 thoughts on “CANADA // Mésaventure en voyage, la randonnée qui a failli mal tourner”

  1. J’adore ton article ! Un beau récit comme toujours 🙂
    ha les terres hostiles nord américaines sont toujours une bonne source de discussion. Notre rencontre hostile s’est passé lors de notre séjour à Yellowstone, début juin dernier. A la fin d’un randonnée, nous nous sommes retrouvés coincés entre un bison peu farouche et une mère ourse accompagnée de ses deux bébés. Heureusement que cette dernière ne nous a pas vu (elle se trouvait seulement à 100m de nous) et que des gardes du parc était là pour faire fuir le bison…
    On en rigole maintenant mais sur le moment pas de quoi rire ! Savoir garder son calme dans ces moment-là est une belle qualité.

    1. Audrey

      Coincés entre un bison et une maman ourse, une vraie impasse à la mexicaine ! Vous avez eu beaucoup de chance de vous en sortir sans encombre, mais j’ose à peine imaginer la peur bleue. En tant qu’Européens, je pense qu’on ne conçoit même pas à quel point la nature est restée sauvage. Cet été on a croisé un ours à une centaine de mètres sur un sentier, Etienne voulait s’approcher pour le caresser… EUH ! NON ! Même pas en rêve ! Pendant qu’il délirait, moi je m’armais d’une branche solide lol – la fille totalement en confiance 😀 Heureusement les bêtes ont tendance à fuir pour survivre… elles !

  2. Ahah, je me demande ce que Freddie Mercury penserait de tout ça. Beau récit en tout cas, très vivant. Bien sûr de loin une telle nature ça fait rêver. De près, c’est autre chose certainement… On a fait quelques randos au Québec, mais pas si sauvages. J’aimerais bien, un jour.

    1. Audrey

      Freddie Mercury s’est sûrement retourné plusieurs fois dans sa tombe, le pauvre. N’oubliez pas votre sifflet à ours et vos cordes vocales la prochaine fois que vous viendrez randonner au Québec !

  3. Itinera magica

    J’adore cet article ! Haletant, prenant, intense…
    Et j’adore ton évocation très parlante des deux types de forêts – c’est quelque chose que j’ai moi aussi ressenti en Amérique du Nord, pas seulement par rapport aux forêts mais aussi aux déserts, aux canyons… que l’échelle était totalement différente, que là-bas, la Terre pouvait dévorer des hommes, que c’était une sauvagerie inouïe. Cela dit, il reste quelques forêts primaires exactement comme celle que tu décris en Europe, avec ours, loups et bisons, notamment à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, ou encore en Russie. J’en rêve (de loin sur mon canapé ;)).

    1. Audrey

      Merci pour tes gentils mots, ils me vont droit au cœur !
      Maintenant que tu les dis, les forêts d’Europe de l’Est et de Russie doivent être des mangeuses d’hommes, elles aussi – et on ne parle même pas des abords de Tchernobyl, où la Nature a repris ses droits en l’absence de prédateurs humains, un spectacle qui m’intrigue (mais j’attendrai peut-être quelques décennies avant de m’attaquer au tourisme nucléaire… 😉

      1. Itinera Magica

        Forêts mangeuses d’hommes… je retiens l’expression, j’adore !

  4. J’ai adoré lire ton article, et c’est très instructif, surtout si un jour j’ai affaire à ce genre de forêt… Alors c’est promis, maintenant que je sais qu’il faut faire la différence avec une crotte sèche, et une crotte fumante, je le ferai avec précaution… En chantant à tue tête (ça c’est tout à fait dans mes cordes, je pense pouvroi faire fuir des ours même gigantesques à plusieurs kilomètres à la ronde 😀 😀 :D) ! J’aime beaucoup l’humour dans ton article, c’était savoureux !!

    1. Audrey

      Merci chère Lykorne ! La prochaine fois que tu viens te balader dans nos forêts, applique le principe de précaution et chante faux avant de voir les crottes fumantes… Normalement, le sacrifice musical d’une ou deux chansons suffit à vider la forêt de ses prédateurs 😀 Mais dans le doute, chanter tout au long de la rando, c’est encore mieux (et puis ça fait aussi fuit les autres randonneurs, pratique pour trouver un bon spot de pique-nique)

  5. […] raconter des histoires, comme je l’ai fait pour l’histoire de l’étron démoniaque en Nouvelle-Écosse, mais je n’arrive pas à enchaîner les chroniques narratives sans avoir […]

  6. […] sur les sentiers qui poseraient des questions de sécurité : le sentier Skyline, au parc du Cap-Breton est un bon exemple. Deux kilomètres de marche à plat, mais les chiens sont interdits ? Oui, car […]

  7. […] prévenue que la route des phares faisait jeu égal avec la sublime route panoramique du Cap-Breton et je dois dire que même si les deux sont très différents, cette route vaut toutes les éloges […]

  8. Site original, bonne continuité.

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