Vous avez remarqué ? Ces derniers temps, les témoignages de voyageurs sont légion sur l’absence de lien entre chance et voyage. Il ne se passe pas une semaine sans que j’en voie passer un. J’aimerais apporter mon eau au moulin (ou jeter mon pavé dans la mare ?). Oui, le voyage est le fruit d’efforts et de volonté. Mais oui, aussi, le voyage est une chance.
La ritournelle dans l’air du temps veut au contraire que le voyage ne doive rien au hasard. Il est le fruit d’efforts, de sacrifices, de choix, tous tournés vers un même but : voyager. Ici, pas de loterie, pas de hasard : de la persévérance, de la volonté, des sacrifices délibérés.
Je suis en partie d’accord : pour voyager, il faut des efforts, et je vous présentais d’ailleurs les stratégies que je mets en place au quotidien afin d’économiser plus pour voyager plus. Quand on veut, on peut, c’est souvent vrai. Pleurnicher sur son sort n’a jamais fait voyager, et j’exclue de cette chronique ceux qui « voudraient bien » mais qui ne changeraient pour rien au monde leurs habitudes tout en espérant qu’un jour, un agent de voyage débarque chez eux avec un billet d’avion. Il y a quelques années, j’avais commis une chronique sur le fait que dans mon immigration, rien n’était dû à la chance ni au hasard. Je suis complètement revenue de cet état d’esprit.
Pour introduire une nuance, je suis fermement convaincue que le voyage est en grande partie une chance… et que c’est surtout un privilège. Sans nier les efforts que nous faisons, vous et moi, j’essaie de ne pas perdre de vue cette dimension qui s’invite dans les débats sociaux depuis quelques années.
Pour être sûre que ma chronique ne rate pas le coche, voici une définition du « privilège social » : ce n’est pas forcément être fortuné, mais appartenir à une catégorie de la population qui bénéficie de plus d’avantages que d’autres. Nous sommes une société d’égalité de droit, mais dans les faits, certaines catégories de la population peuvent accéder plus facilement à un emploi, à des ressources, à de la considération et à du respect que d’autres : ces catégories sont les plus « privilégiées ». Je suis d’ailleurs consciente de l’ironie qu’il y a à parler du privilège en étant moi-même blanche, en bonne santé et dans les classes moyennes, et je serais heureuse de relayer des chroniques de personnes moins privilégiées qui abordent ce sujet (donnez-les en commentaires !).
Travailler depuis le Guatemala, un peu d’efforts et beaucoup de privilège
On est d’accord, voyager est assez rarement le fruit du hasard, sauf à avoir gagné un voyage à Tahiti à la loterie, ou à se retrouver soudain dans un emploi qui emmène aux quatre coins du monde. Personne ne se réveille à Zanzibar en se disant « Mais quel hasard ?!! Que fais-je ici ?! » (ou alors, il va falloir beaucoup d’aspirine pour cette gueule de bois). Pour voyager, il faut généralement le dessein délibéré de faire ses valises et l’envie d’aller voir ailleurs si on s’y trouve, soi et sa conscience.
Là où je maintiens que voyager est un privilège, c’est que malgré tout ce qu’on voudrait nous faire croire, tout le monde ne peut pas voyager. Que la simple volonté ne suffit pas forcément. Pour voyager, il faut de l’argent, du temps, de la volonté, un passeport, un droit d’entrée dans un pays, entre autres.
Être privilégié.e, c’est avoir des ressources. Quand on choisit un diplôme et une profession qui permet de voyager, on est généralement un produit du déterminisme social selon lequel les cadres font surtout des cadres, et les ouvriers surtout des ouvriers. Je veux dire que si tu as un diplôme, c’est généralement que tu viens d’une famille qui t’a poussée dans cette direction, voire t’a payé les études. Je ne me suis jamais posé la question de faire ou non des études supérieures, c’était une évidence (je n’étais pas mûre du tout pour le marché du travail à 18 ans). Une amie pourtant douée à l’école a arrêté au bac, son père refusant de lui payer quoi que ce soit… Elle n’a clairement pas eu la même chance que moi (et je pense souvent à elle…). Le privilège, c’est aussi avoir accès à un réseau qui permet de voyager (sans les amis de ma belle-famille, on ne serait pas allés à Hong Kong par exemple), d’avoir une aisance en voyage parce qu’on en a l’habitude, de savoir qu’on peut aller ici ou là en solo…
Être privilégié.e, c’est avoir des finances. Même si la vie est belle et que le destin s’en écarte, personne ne joue avec les mêmes cartes, disait un grand sage. Faire des économies n’a pas la même portée quand on part du smic ou de 4 000 € mensuels, quand on est seul ou avec des personnes à charge. Penser qu’on peut voyager sans argent du tout est une illusion. Le blog Un notre monde creuse la question du privilège financier ici.
Être privilégié.e, c’est avoir le temps. Oui, on peut prendre des congés ou un congé sabbatique, mais est-ce qu’on peut faire une pause de la vie ? Quid des proches à charge ? D’un conjoint malade ? Vous croyez vraiment que Julien, qui prend soin de son mari Fabien dont on vient de découvrir le cancer, peut vraiment voyager ? Que Marie-Pier et Jocelyne peuvent s’évader quand bon leur semble alors que leur fils Mario, autiste lourd, n’accepte pas les transports en commun ? Il faut accepter que toute la meilleure volonté du monde ne remplace pas certaines priorités. On peut avoir une envie dévorante de voyager mais cette chienne de vie n’en laisse pas le loisir à tous.
Si j’ai pu aller sur ce magnifique sentier en Nouvelle-Écosse, c’est parce que mes jambes ont pu m’y porter
Être privilégié.e, c’est avoir le bon passeport. Je me souviens avoir choquée d’apprendre qu’une amie chinoise installée en France depuis plus de 10 ans était limitée dans ses déplacements : hors de l’espace Schengen et des alliés de la Chine, elle devait multiplier les démarches pour voyager. Et je ne parle même pas du reste de la population mondiale, ceux qui n’auront jamais les moyens de simplement sortir de leur pays. Je suis allée au Mexique où on m’a déroulé le tapis rouge alors qu’on refoule les Mexicains en masse à la frontière américaine. Je ne vois pas de meilleure illustration du privilège que nous avons, Occidentaux, à voyager.
Être privilégié.e, c’est ne même pas penser que la santé que peut être bloquante. Oui, avec de la volonté, on peut tout surmonter, et des blogueuses handi-optimistes montrent que de nombreuses choses sont possibles. Mais parlez-en à mon cousin, devenu tétraplégique à 40 ans en tombant de sa terrasse ? Le voyage est bien loin de ses préoccupations, et aucun effort ne le changera. Même sans handicap physique, la dépression peut nous voler nos projets en nous dépossédant de toute ambition. Sans volonté, pas de voyage.
Quand je vais me dorer librement la pilule au Mexique, de nombreux Mexicains restent au pied du mur.
Être privilégié.e, c’est ne pas se demander si un pays est dangereux en raison de nos origines, notre genre ou notre sexualité. J’espère qu’il n’échappe à personne à quel point la blogosphère de voyage est majoritairement blanche, même si je suis heureuse d’y lire de nombreuses voyageuses solo. Les blogueurs-voyageurs racisés sont rares et tous les pays ne les accueillent pas à bras ouverts. Voyager au féminin semble une évidence pour certaines, et une aberration pour d’autres. Quand j’ai fait mon tour d’Europe en solo, nombreux étaient mes semblables à douter d’un tel projet. Si des Français diplômés estiment que la place d’une femme n’est pas en voyage en Europe, que dire de l’accueil qu’on leur réserve dans des pays plus conservateurs. Pour l’instant, l’Afrique et le Moyen-Orient en solo sont un doux rêve pour moi.
Même topo pour les minorités sexuelles. Si un jour je suis en couple avec une femme, l’accès à certains pays me deviendra déconseillé, voire d’un danger mortel. Même sans dire d’aller dans des pays qui déshumanisent et suppriment ceux qui ne rentrent pas dans le moule, le simple fait d’être hors du placard hors des grandes villes des pays occidentaux peut être source de harcèlement ou de violences et limiter les déplacements.
Oui, on peut voyager en étant handicapée, en ayant peu de moyens, en étant lesbiennes, en étant noir… On a tous rencontré toutes ces catégories de voyageurs, qui nous forcément ébloui.e.s par leur volonté et leur envie de voyager à tout prix. Et certains se sont construits tout seuls. Mais l’immense majorité des voyageurs restent dans une catégorie bien précise : Occidentaux, le plus souvent blancs, le plus souvent avec un privilège financier (cadres, professions indépendantes…), une double nationalité…
Si seulement c’était aussi simple !
J’aimerais vous donner des ailes en matraquant que le voyage est un choix, et seulement un choix, avec des discours qui nous laissent croire que si on veut, on peut. Le voyage est un choix, dans une certaine mesure. Il est une chance qui se provoque avec des efforts. Personne n’a rempli à ma place les formulaires d’immigration pour m’installer au Canada… mais j’ai eu la chance de répondre aux attentes de mon pays d’accueil à ce moment-là, parce que j’avais un diplôme que ma famille a payé, des économie rendues possibles par ce diplôme, et parce qu’avec Etienne, nous formons un joli couple hétéro qui répondait aux envies de natalité du Nouveau-Brunswick.
Je ne veux pas nous culpabiliser collectivement de voyager, ni pleurer sur toute la misère du monde (il en faudrait, des larmes). Je ne veux pas minimiser les efforts que nous faisons tous pour atteindre ce qui est bien souvent notre raison d’être. Mais j’ai envie de croire qu’avoir conscience que nos voyages sont en partie permis par des privilèges sur lesquels nous n’avons pas d’emprise, cela remet un peu d’humilité en place. Oui, nous avons de la chance. La chance d’être né.e dans une famille qui nous a donné la force mentale, les études ou les ressources financières pour voyager. La chance d’avoir une santé suffisante. La chance d’avoir pu faire le choix de vivre hors normes.
Après avoir clamé pendant des années que mes voyages n’avaient rien à voir avec le hasard, j’essaie de ne pas perdre de vue que je fais partie des plus privilégiées. Je ressens une immense bouffée de gratitude pour la chance qui a mis le voyage sur mon passage. Désormais, quand on me dit que j’ai de la chance de voyager, je remercie intérieurement les gentilles sorcières qui se sont penchées sur mon berceau et m’ont saupoudrée d’un peu plus de privilège que les autres, et je réponds que oui, j’ai une chance incroyable.
Deux bandes dessinées qui m’ont fait énormément réfléchir sur la notion de chance et de privilège :
- tout d’abord Boulet, sur la question de la chance
- et ensuite Toby Morris sur le privilège que je ressors à chaque occasion tant je la trouve juste, en anglais et en en français.
La question est lancée : voyager, est-ce un privilège selon vous ? J’attends vos réactions dans les commentaires !
Bonjour !
Je lis toujours avec délectation vos propos de ..grande voyageuse ! Si je suis allé cet hiver à Pondicherry et en Thaïlande et de retour à Rennes, je continue sur le GR34… je n’ai pas même aujourd’hui retraité , le même passeport que le vôtre .. mon projet dans l’immedIat consiste à me trouver un hébergement pour deux mois à New York , sans épuiser complètement mes économies … pas facile me diriez vous .. mais comme on dit la bas : who dares , win !
Merci de votre commentaire, il me touche beaucoup ! Je vous souhaite bonne chance pour votre voyage à New York 🙂
Juste MERCI ! Coincidence ou pas je me suis fait exactement la même reflexion dernièrement avec tous ces articles et je rêvais d’avoir les mots pour exprimer cela mais devant ton article tellement juste et complet je m’incline ; ) a défaut d’avoir eu les mots je vais partager le tien qui devrait faire parti du top 10 des lectures que tout voyageur devrait avoir lu au moins une fois dans sa vie : )
Oh wow je suis vraiment touchée ! Et vraiment heureuse de nous voir sur la même longueur d’ondes 🙂 Je pense qu’il est facile de penser que tout dépend de nos efforts car c’est finalement ce qu’on nous matraque tout le temps, pour tout (tu veux une belle maison ? un bon travail ? un bon crédit ? Travaille et tu seras récompensé), sans mentionner le privilège social qui est pourtant omniprésent. J’espère que cela suscitera une belle discussion avec d’autres voyageurs.
Hello, je viens de découvrir ton blog grâce à Twitter. Oui, je suis d’accord avec toi. Le voyage est certainement un savant mélange de chance, d’efforts et de privilèges.
Merci Arnaud, je suis ravie de t’accueillir ici !
En fait pour moi le voyage (comme tu l’entends dans ton texte) doit être considéré comme un loisir et du coup il dépend à la fois de nos envies et bien sûr de nos moyens. Comme tout autre loisir, il reste un privilège de gens qui ont du temps et de l’argent à y consacrer. Il existe des loisirs chers, des loisirs pas chers mais le problème des loisirs est qu’ils sont fortement connotés socialement (voir le diagramme de Bourdieu sur le sport, j’adore ce truc). Donc oui, le voyage-loisir est connoté socialement et principalement l’apanage de la classe moyenne blanche occidentale. Cela dit, quand tu vois l’essor du tourisme asiatique ou russe, tu te dis que finalement c’est l’apanage de la classe moyenne tout court, la classe moyenne mondialisée quoi. Je ne sais pas si ces remarques apportent grand chose !! Ca sort un peu en vrac, mais bon, voilà, c’étaient mes pensées du moment. Merci d’avoir lancé le débat 😉
Je viens de regarder ce graphique de Bourdieu, je serais donc un pur produit de la classe moyenne ? 😀 Je suis un peu déçue que le voyage n’y figure pas parmi les loisirs, mais on peut imaginer que la révolution EsyJet n’ayant pas encore eu lieu, voyager n’avait rien d’une commodité accessible au plus grand nombre à l’époque. C’est très intéressant ce que tu dis sur le voyage comme loisir. Clairement je ne place pas le tricot, le dessin ou le jardinage – que j’adore tous – au même niveau que le voyage dans ma vie, mais c’est sans doute mon obsession qui me met des œillères. Le voyage c’est viscéral, c’est existentiel, ça tient de ma quête du sens de la vie. Je vais méditer là-dessus.
Je vous que vous avez bien raison. Le voyage dépend beaucoup de nos efforts, mais ils tiennent aussi de la chance. Parfois il suffit d’être là au bon moment, être avec les bonnes personnes, pour que se révèlent à nous des opportunités. Mais parfois il faut également faire beaucoup d’effort pour « créer » sa chance.
Tant de choses dépendent si peu de nous… Autant faire le maximum pour ce qui dépend de nos efforts !
Je dirai que voyager est un privilège certes, mais la chance ça se provoque et oui voyager est un effort lorsque l’on sort des sentiers battus et des hôtels « all inclusive »… Je suis d’accord sur certains points mais j’ai pu voyager grace à mes parents et je me suis débrouiller pour économiser et trouver des bons plans pour voyager donc rien n’est impossible et je n’ai pas la meilleure santé… Je suis actuellement en stage au Méxique dans le cadre d’études ou j’ai du faire un pret pour ma scolarité mais j’ai beau être européenne ce n’est pas pour autant que je ne me fais pas suivre dans la rue, c’est bien de se rendre compte que l’on est privilégiée mais il est possible de voyager pour pas cher si on s’en donne les moyens, ce n’est pas forcément réservé à « l’elite ».
C’est tellement mais tellement vrai et je le vois avec ma copine dans la vie de tout les jours sans même parler de voyages puisque cela peut aussi s’appliquer aux études. Nous avons deux parcours très différents et je remarque que j’ai eu beaucoup de chance d’avoir eu une maman qui a tout fait pour moi et qui a toujours pu m’aider financièrement quand les siens n’ont pas pu le faire. Aujourd’hui nous sommes chanceuses de pouvoir entreprendre les voyages que l’on veut mais clairement ce n’est pas une évidence pour tout le monde ! En tout cas, ton texte est très juste 🙂
Merci Ingrid pour ton commentaire. J’espère que ton amie a pu surmonter sa situation pour faire ce qui lui plaît malgré tout. Je vois que cela ne vous empêche pas de voyager, c’est le plus important !!
C’est vrai, voyager est une chance, mais quelque part cette chance, c’est aussi à nous de la provoquer… et de l’exploiter ! Pas plus tard qu’hier, ma meilleure amie me parlait de quelqu’un dont le PVT canadien avait été accepté (il est de plus en plus difficile à obtenir) mais qui a finalement décidé de ne pas s’en servir. Une chance qui ne se représentera pas de si tôt et qu’elle finira sûrement pas regretter qui plus est. Certains ont toutes les cartes en main… mais refusent inconsciemment de sortir de leur zone de confort. Nous voyageons parce que nous le voulons et que nous avons fait ce qu’il faut pour, avec ce que l’on avait. À chacun de regarder son propre parcours avant de juger celui des autres, dans le bon comme dans le mauvais sens 😉
[…] ***Après des discussions sur différentes plateformes : « se permettre » de voyager, ça va bien au-delà de l’aspect financier. Se permettre de voyager, c’est une chance qui tient certes à une bonne gestion de ses finances en partant de revenus qui permettent d’épargner, mais aussi à des paramètres de santé, d’origine ethnique, de genre, de nationalité, d’orientation sexuelle, de religion… Ce n’était pas le sujet du jour, mais si cela vous intéresse, je peux élaborer sur ce thème à l’infini : je creuse d’ailleurs la question ici.*** […]
[…] que ça à la bouche (c’est soit ça soit Ha ben on a la belle vie hein – ça fera une autre chronique !). Les portraits de nomades solo en ligne exultent souvent qu’ils n’ont « jamais […]
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[…] Audrey de Arpenter le chemin en parlait habilement ici : Voyager : chance, efforts ou privilège? (retour au […]