C’est l’histoire d’une randonneuse qui avait envie de se prouver qu’elle pouvait randonner. Mettons, trois jours d’affilée. C’est l’histoire d’une tête de mule qui, quand son compagnon de rando a vu que la météo n’allait pas être propice, s’est dit que c’était l’occasion rêvée de se prouver qu’elle pouvait randonner trois jours d’affilée en solo. C’est l’histoire d’une pétocharde qui avait envie de se confronter à ses peurs parce qu’elle est aussi un peu maso aussi sur les bords. Tout ça, c’est l’histoire de mon tour du cap Chignecto, en Nouvelle-Écosse. Un sentier de plus ou moins 50 km à faire en plus ou moins trois jours, avec plus ou moins 2300 mètres de dénivelé positif et négatif, des falaises, des vues splendides et beaucoup de boue. Un sentier réputé pour être parmi les plus beaux de Nouvelle-Écosse. C’est l’histoire d’un sentier qui vaut vraiment le coup.
Le sentier du Cap Chignecto
La boucle du Cap Chignecto est un sentier de toute beauté au sein du parc provincial du cap Chignecto, en Nouvelle-Écosse. Il fait environ 50 kilomètres selon la marée, longe en grande partie le littoral de la baie de Fundy, le plus souvent sous les arbres de la forêt acadienne. Son point de départ se trouve à Advocate Harbor, un petit village à environ 2 heures de Moncton et 3 h 30 de Halifax.
Ce que j’appelle la boucle ou le sentier du cap Chignecto par concision en fait une succession de sentiers :
- Fundy Ridge Trail : 3 km
- Mill Brook Canyon Trail : 4 km
- Cape Chignecto Coastal Trail : 23 km
- Eatonville Trail : 12 km
Ce qui ne fait pas un total de 50 kilomètres, mais la boucle commence au km 4. Et accessoirement, je soupçonne ma carte de référence (sur laquelle j’ai trouvé ce kilométrage) de ne pas être totalement fiable.
À noter, il est possible de sauter purement et simplement le Fundy Ridge Trail à marée basse, ce qui fait gagner 2 bons kilomètres à l’aller et au retour. La raison : les marées de la baie de Fundy ont une telle amplitude qu’elles ouvrent littéralement toute une grève au pied de la falaise à marée basse. À l’aller, le centre d’information vous dira s’il est sûr de s’y risquer ; pour le retour, il faudra soit glaner l’information au moment de vous enregistrer à l’accueil, soit appeler le centre, soit consulter les prévisions de marées, par exemple ici. Le créneau pour utiliser ce raccourci va normalement jusqu’à une heure avant et après la marée haute, mais vérifiez absolument cette info !
Le Cape Chignecto Coastal Trail (sentier du littoral du cap Chignecto) lui-même ne fait que 23 kilomètres. Ici, le vrai défi, et le vrai plaisir, c’est bien évidemment d’enchaîner les sentiers pour faire tout le tour du parc. Et puis, il y a quelque chose de satisfaisant à faire une boucle et revenir à son point de départ, non ? Sans compter que cela facilite grandement les choses en termes de logistique. Mais rien ne vous empêche de faire uniquement le sentier du littoral. Dans ce cas, vous devrez quand même faire le Fundy Ridge Trail et le Mill Brook Canyon Trail, et trouver un moyen de rentrer d’Eatonville au centre d’accueil. Mais je vous recommande chaudement toute la boucle. Évidemment.
Se préparer à la boucle du cap Chignecto
- Tarif : l’accès au parc provincial est gratuit, mais il faudra évidemment payer pour le camping ou l’hébergement
- Où trouver une carte du sentier : sur l’application AllTrails, maps.me, sur le site web du parc provincial ou au centre d’accueil du parc au format papier. Je me suis tout simplement servie de la version papier. Cela dit, le sentier est très bien balisé et il me semble impossible de se perdre. La carte est utile pour visualiser les sites de camping.
- Où dormir : j’en reparle plus bas, mais deux options sont possibles : en camping ou en hébergement rustique.
- Comment se faire à manger : les feux étant interdits partout sur le sentier, il faut prévoir un réchaud si vous voulez faire cuire des aliments. Si vous optez pour les refuges, chacun est équipé d’un poêle garni de bois.
- Formalités : il faut s’enregistrer à l’accueil avant la rando, et les prévenir que vous êtes en vie une fois la rando finie.
- Stationnement : vous laisserez votre auto au centre d’accueil. Il faut bien donner votre plaque d’immatriculation, sous peine de la voir finir à la fourrière !
- Consulter le site du parc provincial ici.
Pour obtenir des avis de vraies gens, je me suis appuyée sur deux ressources (en anglais) :
- ce billet du blog Offtrack Travel, très détaillé
- le groupe Facebook Cape Chignecto Coastal Trail Hike consacré à cette boucle
Fiche technique du sentier du cap Chignecto
- Distance : 50 kilomètres environ
- Durée : 2 à 4 jours
- Dénivelé positif/négatif : 2300 mètres
- Environnement : sentier le long du littoral et dans la forêt. Deux courtes sections sur un chemin forestier.
- Faune sauvage : le sentier est en territoire des ours
- Bonne période pour randonner : de juillet à octobre
Difficulté du cap Chignecto
Selon les gens, ce sentier va d’un bon exercice à une sorte de calvaire. La boucle du cap Chignecto est relativement difficile. Ce n’est pas à la portée de tout le monde, certes, mais faire l’itinéraire que j’ai suivi n’a rien d’un exploit. Si vous avez déjà terminé sans trop de difficultés le sentier Dobson ou le sentier Meruimticook et que vous êtes en forme, je ne vois pas de raison de ne pas réussir à faire le tour du Cap Chignecto en entier, que ce soit en trois ou quatre jours.
Ma randonnée en solo sur la boucle du cap Chignecto
Premier jour, de Red Rocks à Little Bald Rock
Je ne fais pas exactement la fière en arrivant au centre d’accueil du parc provincial de Cape Chignecto. C’est bien beau de choisir un sentier sur photos, mais je n’avais pas exactement appréhendé la hauteur réelle des falaises sur lesquelles je vais devoir gambader : une altitude de 165 mètres, ça ne semble pas beaucoup, mais j’ai la carte du dénivelé bien en tête, et je sais que ce sentier est en montagnes russes. Voir les falaises pour la première fois en vrai me donne un coup au moral et je me demande bien dans quelle galère je me suis jetée.
Je m’enregistre à l’accueil, me munis d’une carte, ravale ma fierté et ma trouille et je me mets en chemin, les genoux un peu tremblants. Le moment où je démarre une longue rando est toujours un des plus mémorables, celui où l’intégralité du sentier reste une inconnue. C’est un moment que j’adore et que je déteste, fait d’excitation et de regret, de peur et d’anticipation. Quoi qu’il en soit, c’est toujours un moment intéressant.
Le sentier commence bien, sans ironie : par chance, je suis arrivée à marée basse. Si vous avez sauté les paragraphes pratiques au début, sachez que nous sommes dans la baie de Fundy, où la marée peut faire jusqu’à plusieurs mètres verticaux. À marée haute, il faut entamer l’itinéraire en passant par les terres et endurer une côte infernale en guise de mise en jambes. Heureusement, à marée basse, un raccourci de 2 km s’ouvre sur la plage. Raccourci que je me fais donc une joie d’emprunter. Celui-ci fait un petit échauffement. Les choses sérieuses commencent réellement à la sortie de la plage.
Km 2. Pour faire simple : ça monte. Ça monte fort, même. Il fait chaud, d’un coup. Les arbres me protègent du soleil mais aucunement de ma fournaise interne.
Km 4. La jonction avec Eatonville. On peut faire cette boucle dans le sens horaire ou antihoraire. De l’avis général des membres du groupe Facebook du sentier, le sens antihoraire est plus beau et plus facile. Manque de chance, pour les dates que je voulais, je n’ai pas pu trouver d’emplacement aux campements les plus logiques dans ce sens. J’ai dû me résoudre à aborder le sentier dans le sens horaire. À ce carrefour, je prends donc la direction du Cap Chignecto.
Le sentier monte encore un peu, puis arrive à un plateau. Il est un peu boueux mais rien de grave. À ce stade, je crois encore que je vais échapper à la boue légendaire du cap Chignecto, et ce bien qu’il ait plu à verse pendant les deux jours précédant ma venue [ma naïveté, des fois, je vous jure]. J’apprécie la fraîcheur des arbres, les fougères qui donnent un côté forêt enchantée. Personne en vue. Pour faire fuir les ours éventuels, je cogne mes bâtons l’un contre l’autre au lieu de m’époumoner : bien plus efficace.
Pour ne rien vous cacher, je suis alors encore dans un entre-deux mental : je veux faire ce sentier, mais je suis encore dans le périmètre où je pourrais faire demi-retour si jamais les choses se passaient mal, ce qui me fait encore douter. Il me faudra attendre d’être à Mill Brook, un peu plus loin, pour vraiment me dire que je ne peux plus, ni veux plus, faire machine arrière.
Km 6. Je viens de faire la descente de l’enfer, et je bénis mes bâtons. Une pente à 120 % juste avant le ruisseau Mill Brook. Je décide à ce moment-là que je suis ravie de faire le sentier dans le sens horaire et ne pas avoir eu à grimper cette côte. Je m’octroie une pause au bord du ruisseau avant de repartir pour un nouveau dénivelé de 200 mètres. On peut dire que c’est vraiment à ce moment que je me suis lancée pour de bon. La montée me fait souffrir, mais je cabriole ensuite sur le plat et la longue descente vers Refugee Cove, où je suis censée passer la nuit.
Km 13. 14 h : je suis arrivée à Refugee Cove. Il est tôt, non ? Je ne vais pas me tourner les pouces jusqu’à la tombée de la nuit. Il fait beau, il devrait pleuvoir demain, je suis encore en forme… Autant continuer, non ? Accessoirement, quand je marche, je ne pense pas tellement à la nuit toute seule qui m’attend : j’ai tout à gagner à continuer à marcher au lieu de stresser tout l’après-midi.
Une des particularités de cette rando, c’est qu’il y a du réseau le long de la côte, et qu‘on peut demander à changer d’emplacement de bivouac s’il y a des disponibilités. Pratique si on avance plus ou moins vite que prévu. Un coup de fil plus tard, c’est réglé : je passe la nuit à Little Bald Rock, 6 km plus loin. Je viens de troquer le sentiment de sécurité relatif d’un camping à dix emplacements pour un campement où, je cite « vous pourrez choisir votre emplacement puisque vous serez sûrement toute seule ». Je décède déjà intérieurement mais une chose à la fois. Avant d’avoir peur, il faut déjà atteindre ce campement. Je prends mon pique-nique sur la plage avant de repartir.
Km 14. Ne serait-ce pas un peu de brume que j’aperçois au loin ? Elle va vite se lever !
Km 18. La brume ne s’est pas levée, bien au contraire. Ah, qu’il est beau, le cap Chignecto !
Après le cap à proprement parler, je suis sur la côte ouest de la péninsule, et ça se voit : le brouillard est plus épais et surtout le sentier est bien plus boueux. Il n’y a plus de grandes côtes mais plein de petites montées et descentes, avec des pataugeoires à chaque replat. L’ambiance est très mystique dans la brume. Depuis le campement de Refugee Cove, où j’avais croisé huit personnes, je ne rencontre plus que trois personnes, dont une femme en solo avec son chien.
Peu avant le campement, Little Bald Rock fait une jolie ouverture avec des roches à nue à flanc de falaise. Persuadée que le campement est tout près, je ne prends aucune photo en pensant revenir, mais il y a encore bien un kilomètre à parcourir. Je ne ferai pas l’aller-retour une fois installée.
Km 21. 17 h 30. Little Bald Rock Brook, la brume, et moi. Bien bien bien. Puisque je peux choisir mon emplacement, étant absolument seule au monde comme prévu, je ne me gêne pas. J’ai donc un fantastique campement avec juste assez de place pour installer ma tente presque l’horizontale. On ne peut pas en dire autant des autres emplacements, tout en racines, au sol détrempé et en pente. Honnêtement, pour avoir jeté un œil à d’autres emplacements à Refugee Cove et Seal Cove, on ne peut pas dire que les campements soient le fort de ce sentier. Je sais bien que c’est déjà génial d’avoir accès à ces infrastructures, mais à refaire, je prendrai sûrement l’option des refuges.
Je monte le camp et m’applique à trouver un arbre où suspendre mes provisions. Trouver le bon endroit où j’accrocherai mon sac avant d’aller me coucher est un rituel qui m’apaise, comme si en accrochant bien mes provisions, j’avais le pouvoir d’éloigner les ours. Pensée magique mise à part, il est important de bien s’y prendre et si vous manquez d’expérience comme moi, voici une vidéo qui explique bien les différentes méthodes.
Je ne me suis pas encombrée d’un réchaud et je mange froid. Je voulais essayer la méthode de trempage à froid d’un repas de taboulé lyophilisé, mais vous serez heureuses de savoir que les lentilles qu’il contenait ne se prêtent pas énormément à cette méthode. Il aurait été dommage d’essayer avant d’être le sentier, hein ? Mon taboulé est immangeable. Heureusement, comme j’ai pris à manger pour cinq jours, je suis large.
Vers 20 h, le soleil me gratifie de belles couleurs avant de disparaître pour de bon dans la brume. La nuit ne tombant que vers 21 h 30, je décide de ne pas l’attendre et je file me coucher. Je m’aperçois, un peu tard, que ma tente est trouée, et je croise les doigts pour qu’aucune araignée, serpent, créature maléfique ne se glisse dans mon abri.
Un écureuil fait tomber des épines sur ma tente toute la nuit. La forêt froufroute, grince, couine.
La nuit est longue.
Deuxième jour : Little Bald Rock au dortoir d’Eatonville
Je décolle à 9 h, un peu fatiguée de ma nuit. Objectif : Seal Cove, dans 10 kilomètres ! Facile et rapide, non ?
Km 26. Et bien pas du tout. Je mets trois heures pour faire les cinq kilomètres qui me séparaient de Keyhole Brook. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’essaie encore d’éviter les flaques puisque si je veux voir les choses en face, mes chaussures sont déjà trempées depuis belle lurette. Mais je n’ai aucune envie de mettre les pieds dans la gadoue. Chaussures mouillées, ampoules aux pieds, comme on dit. Faire l’équilibriste sur les rondins, les bords du sentier, les pierres et les touffes d’herbe me ralentit énormément, en plus de finir par m’agacer terriblement.
Au bout de deux heures, je dois procéder à un recadrement conscient de mon état d’esprit : je dois continuer, il y a de la boue, personne n’y peut rien, autant sourire. Je lâche prise et j’accepte le fait que le sentier va être boueux. Et mes pieds aussi.
Km 27. Il faut aussi que je me recadre sur les toiles d’araignée, car j’en ai déjà bouffé 27. Je compose un haïku :
Première sur le sentier / Toiles d’araignée / Dans le nez
Elles sont pourtant belles, ces toiles d’araignée couvertes de rosée, non ?
Le paysage oscille entre épicéas dans la brume et criques de pirate.
Km 23. Big Bald Rock. Une superbe petite lande très surprenante, avec des iris, de la bruyère, des roches plates… J’adore ce court passage hors de la forêt. Hormis la boue, les kilomètres du jour ne sont pas difficiles. On cumule plein de petites montées et descentes que je ne trouve pas fatigantes. Parfois des montées-descentes un peu plus longues, mais rien de comparable au premier jour. Les descentes sont plus douces pour moi, mais toujours un peu cruelles, car elles annoncent l’inéluctable souffrance d’un nouveau raidillon.
Km inconnu. Le soleil arrive. Je suis joie. Les couleurs sont en train de devenir folles, entre le bleu turquoise de l’eau et l’ocre des falaises. Je suis ravie ! Le moral remonte ! Je fais une pause suspendue au bord d’une falaise, à me demander quelle partie de la Nouvelle-Écosse je vois au loin.
Km 31. 14 h. Seal Cove. Rebelote : je suis de nouveau arrivée trop tôt pour monter le camp. Je vérifie l’horaire des marées pour demain, car j’ai bien l’intention de reprendre le raccourci de la plage au retour. Il sera impossible d’emprunter la plage de 11 h 30 à 13 h 30. Je calcule savamment mon itinéraire et j’arrive à la conclusion que si je veux ce raccourci, il va falloir avancer encore un peu aujourd’hui. Un coup de fil plus tard, ma nuit est réservée au dortoir d’Eatonville ! Un dortoir, vous imaginez ?! Les refuges ont littéralement ouvert l’avant-veille et j’ai vraiment de la chance d’avoir pu réserver cette cabane rustique. Je serai de nouveau seule, mais cela me semble bien moins effrayant que le bivouac de la veille.
Si je ne croise aucun phoque à la plage de Seal Cove (« l’anse aux phoques »), je n’y passe pas moins une bonne heure de repos. J’en profite pour aérer mes orteils mis à rude épreuve par la boue. Mon pantalon est crotté jusqu’aux genoux. Une bonne astuce en rando, c’est de prendre des sandales pour reposer les pieds une fois le campement monté, mais rien n’empêche de s’en servir aussi pendant la pause déjeuner. Oh, le bonheur de sortir mes pieds de ces chaussettes humides !
Km 33. J’ai dû déranger quelques mouettes en hurlant de joie à la vue des Three Sisters, une formation rocheuse que je voulais à tout prix voir. Je la croyais invisible depuis cette partie du parc provincial. La belle surprise ! Je n’en reviens pas ! C’est une superbe conclusion à la partie littorale du sentier. Au loin, la rive nord de la baie de Fundy, côté Nouveau-Brunswick, et ce que j’imagine être le sentier Fundy Footpath avec ses falaises gigantesques. Si je suis ici sur le sentier du cap Chignecto, c’est en partie pour m’entraîner au Fundy Footpath, réputé être le plus dur des provinces maritimes. Affaire à suivre…
Km 34. Je fais le détour par tous les belvédères possibles et imaginables tant j’aime la vue des Three Sisters. Et soudain, c’en est fini pour les falaises, le sentier s’enfonce dans la forêt sans crier gare. Après une petite montée, le sentier redescend pour longer le joli torrent d’Eatonville. La première partie de la forêt est sublime, toute tapissée de mousse épaisse, avec le soleil qui commence à baisser légèrement. C’est manifestement la saison des chanterelles qui sont omniprésentes, mais les amanites tue-mouches ne sont pas en reste.
Km 36. Campement d’Eatonville. Un panneau indique « Dortoir, 1,2 km ». Ne le croyez pas. Le dortoir est à quasi 2 km. À ce stade de la journée, ça compte. Moi qui m’étais élancée à toute berzingue pour avaler la distance aussi vite que possible, je souffre des mollets jusqu’au bout.
Km 38. 18 h. Dortoir d’Eatonville. Oh, ce luxe ! Ce chalet peut accueillir jusqu’à huit personnes dans des lits superposés mais covid oblige, il est à moi et rien qu’à moi ce soir. J’ai un poêle avec du bois, deux tables, une chaise Adirondack et même un ruisseau d’une fraîcheur délicieuse qui fait le plus grand bien à mes petons couvert d’ampoules. Les ruisseaux gelés sont les meilleurs amis des ampoules et jambes lourdes.
Je me régale à lire le registre où chacun y va de son itinéraire. Les « Menopausal Hikers » sont passées par là, de même que Bob et son fils, ou encore la famille Tartempion… Tous ont l’air heureux du sentier et du refuge. Je remarque qu’il y a deux types de personnes : celles qui commentent le sentier, et celles qui parlent de leurs exploits. Je me laisse moi aussi aller à un moment de vantardise, ne serait-ce que pour rabattre le caquet, a posteriori, à tous les mecs qui se vantent d’avoir fait la rando en solo en trois jours. OK Kevin, cette rando, moi je la fais toute seule en 2,5 jours en ayant mes règles, qu’est-ce que tu dis de ça ?
Avant d’aller me coucher, je rentre la hache de la cabane à bois avec moi. On n’est jamais trop prudentes, hein ?
La nuit est longue quand même.
Troisième jour : dortoir d’Eatonville à Red Rocks
Réveil à 6 h 30 ! Il faut arriver à temps pour la marée basse ! Hop, j’avale un muesli lyophilisé, je range les rares affaires que je n’avais pas préparées la veille et je décolle. J’entame une course contre la montre.
Km 39. Un étang de castors ! Le temps fort de cette section du sentier qui quadrille des chemins forestiers.
Km 40, 41… honnêtement, je suis en pilote automatique. Je suis toujours autant étonnée de la capacité du corps à enchaîner les pas mécaniquement en laissant l’esprit vagabonder. Ce n’est pas encore aujourd’hui que j’arriverai à de grandes conclusions métaphysiques, je ne pense qu’à la marée, aux ours, au café que je prendrai en arrivant, à la marée, en boucle.
Le sentier est à fond de combe. À nouveau, il est très beau avec toutes ces fougères, un vrai sentier enchanté. Je dois dire que malgré tout, c’est sur cette section que j’ai le plus redouté les ours. Autant je ne voyais pas un ours s’aventurer sur les falaises, autant ici, dans ces grandes futaies, ils ne dépareilleraient pas. Je cogne beaucoup mes bâtons et je marche aussi vite que possible. Je donne une crise cardiaque à une perdrix et quelques écureuils, mais heureusement, rien ne gros ne montre le bout de son nez.
Km 42. Je viens de passer un endroit magique : la confluence de deux ruisseaux sous de grands arbres. Je suis sûre que des fées y vivent. J’ai à peine le temps de me remettre de mon émerveillement que la côte la plus dure du jour pointe le bout de son nez. À ce stade de la rando, elle fait mal. Droit dans la pente, sans détour. Je m’accroche. Un pas après l’autre, ne surtout pas regarder devant soi mais rester concentrée sur ses pieds, l’un après l’autre. Je n’ai pas encore trouvé de meilleure façon de gravir une côte.
Km 43. Il est 9 h 50, il va falloir vraiment s’activer si je veux être à la plage – à 5 km de là – avant 10 h 30, mon objectif. Une gorgée d’eau, et ça repart. Je mets vraiment le turbo, je n’ai jamais marché aussi vite en rando. Je vais finalement mettre quasi une heure pour la rejoindre, ce qui reste un temps exceptionnel pour moi si on considère que le sentier est en montagnes russes et que je suis chargée comme un baudet.
Km 45. Je croyais en avoir presque fini en devinant la baie à travers les arbres, mais une ultime montée est là. Je serre les dents et je grimpe une dernière fois jusqu’à 276 mètres. Je suis portée par le stress de rater la marée. De là, c’est une descente raide jusqu’au bord de la mer. Un belvédère m’arrache un cri de joie : la marée est très basse ! Bien plus basse qu’à l’aller ! J’ai réussi ! Deux randonneuses me le confirmeront un peu plus loin. En ajoutant gentiment « le passage par la plage est sûr jusqu’à 12 h 30″… soit une heure de plus que ce que je pensais. Ça valait bien la peine de faire un chrono, tiens ! (je ne regrette rien)
Km 48. 10 h 45. Je suis sur la plage, sur un rocher, à prendre un goûter. Je l’ai mérité, je peux prendre mon temps désormais. Je vois le centre d’accueil au loin. J’ai quasiment fini. Je regarde ces falaises qui me semblaient si effrayantes avant-hier. Elles me semblent toujours terribles, mais je peux désormais y imaginer un chemin.
Km 50. 11 h 15. La dernière ultime montée, celle qui fait 25 mètres mais qui est la plus dure. J’ai fini. J’AI FINI !! Soulagement intense ! Euphorie ! J’ai mal ! Je pue ! J’ai fini !
Je vais poser mon sac à la voiture, j’enfile mes tongs et je pars payer ma nuitée au dortoir et me changer en claudiquant. J’ai mal partout. Les gens me regardent bizarrement sur le parking. Je croise des fanfarons, des couples, des vieux, des jeunes. Haha ! J’ai fini ! Et vous, vous commencez ! Vous allez en baver ! Mais ça va être génial !
Mon fil de pensée est complètement dominé par la joie, la fatigue, le soulagement, le sentiment de puissance et toutes les autres émotions qui se bousculent quand on finit un sentier comme celui-ci. Je n’arrive pas à me retenir de glousser bêtement toute seule avec mon houmous sur un banc, à contempler une dernière fois les falaises avant de repartir. Je me sens invincible.
Ce que j’ai aimé
- l’excellent rapport efforts/panoramas. Une des plus belles randonnées à moins de deux heures de Moncton, c’est sûr !
- la flexibilité par rapport aux emplacements de camping qu’il était possible de changer de jour en jour
- le fait qu’il s’agisse d’une boucle, ce qui évite les nœuds au cerveau pour le transport
- mine de rien, le fait de se savoir dans un parc provincial avec possibilité d’appeler l’accueil en cas de gros pépin, ça rassure énormément
- mais surtout, les vues ! Je rêve d’y retourner par grand soleil.
Ce que j’ai moins aimé
- la boue. En raison de pluies diluviennes durant les jours précédant ma rando, le chemin était une longue et pénible pataugeoire par endroits et mériterait quelques trottoirs de bois, même si je me doute bien que ce n’est pas évident à mettre en place et entretenir.
- les campements étaient assez moyens : en pente, parfois pleins de racines, je n’aurais pas aimé passer la nuit à certains emplacements.
- selon la préposée à l’accueil, le meilleur café en ville serait… à la station-essence ?? Un café filtre sans nom ?? Je crie au scandale. Après tous ces efforts, nous méritons un café digne de ce nom. Et un spa avec massages gratuits, pour faire bonne mesure.
Infos pratiques
Idées d’étapes le long du cap Chignecto
En deux jours intenses
- Red Rocks – Big Bald Rock – Red Rocks
En trois jours
- Red Rocks à Seal Cove via Eatonville (22 km)
- Seal Cove à Refugee Cove (18 km)
- Refugee Cove à Red Rocks (13 km)
Autre option (celle que j’ai faite)
- Red Rocks à Little Bald Rock (21 km)
- Little Bald Rock à Eatonville (16 ou 18 km selon si vous visez le campement ou le dortoir)
- Eatonville à Red Rocks (13 km)
En quatre jours
- Red Rocks à Refugee Cove
- Refugee Cove à Bid Bald Rock
- Big Bald Rocks à Eatonville
- Eatonville à Red Rocks
Inscrivez-vous sur AllTrails pour plus d’infos sur ce sentier
Où dormir le long de la boucle du cap Chignecto
Deux options sont possibles : en camping ou en refuge. Le sentier compte sept campements (dans le sens horaire) :
- Mill Brook (km 7) : 7 emplacements
- Refugee Cove (km 13) : 10 emplacements
- Little Bald Rock (km 21) : 4 emplacements
- Big Bald Rock (km 23) : 5 emplacements
- Keyhole Brook (km 26) : 5 emplacements
- Seal Cove (km 31) : 7 emplacements
- Eatonville (km 36) : 6 emplacements
Il en coûte environ 27 dollars pour une nuit. Les plus prisés sont Refugee Cove et Seal Cove.
Du coté des hébergements rustiques, le sentier en compte quatre :
- Arch Gulch (km 9) : refuge
- Big Bald Rock (km 23) : refuge
- Carey Brook (km 29) : refuge
- Eatonville (km 38) : dortoir
Il vous en coûtera environ 60 dollars pour avoir l’hébergement pour vous seul (ou votre groupe) pour une nuit. Même le dortoir !
Pour réserver campement ou refuge, passez par le site de Parks Nova Scotia et choisissez l’onglet « Backcountry ».
Aller au parc provincial du cap Chignecto, Nouvelle-Écosse
Depuis Moncton : compter un peu moins de 2 heures de route. Prendre l’autoroute transcanadienne en direction du sud. Sortir à Amherst en direction de Joggins. À Joggins, prendre direction Advocate Harbour. Attention, il y a une quarantaine de kilomètres entre Joggins et Appel River qui n’offrent aucun service (pas d’essence) et dont la route est en mauvais état. Elle est goudronnée, mais vous ne pourrez pas filer à 100 km/h. À Advocate Harbour, suivre les panneaux pour le parc provincial.
En rentrant, si vous avez le temps (et si la marée est basse), je vous invite à faire un arrêt à Joggins, site classé au patrimoine mondial pour ses falaises fossilifères.
Depuis Halifax : compter 3 h 15 environ. Prendre la transcanadienne en direction du nord. Sortir à Truro en direction de Parrsboro. Continuer jusqu’à Advocate Harbour et suivre les panneaux pour le parc provincial.
Si vous avez aimé ce compte-rendu de longue randonnée, en voici d’autres à vous mettre sous la dent :
Très belle rando, avec de beaux panoramas effectivement ! Il est parfois dur de se motiver, mais pas après pas, on se laisse entraîner dans la marche et on progresse de plus en plus. Un petit effort psychologique au début, mais pour qu’elle satisfaction à l’arrivée ! 😀
Ton euphorie est communicative et on sent tes émotions au fil du parcours ! Ça a l’air magnifique et bravo à toi pour la motivation et l’effort ! Si je comprends bien, tu ne vas pas tarder à rechausser tes chaussures de rando dans les jours à venir, je vais te dire comme j’ai dit à ces randonneuses aguerries qui faisaient le tour du Sancy quand elles ont quitté le camping à l’heure où je prenais le petit-dej : « Bonne balade ! » (Et ensuite j’ai balbutié : « Euh, bonne marche, bonne rando… ») Bref, que la force du mollet soit avec toi.
Haha « bonne balade » fonctionne aussi ! C’était peut-être une promenade de santé pour elles 😉 Je n’ai malheureusement pas rechaussé mes chaussures à cause d’un ouragan intempestif mais ce n’est que partie remise… Ce n’est jamais que la deuxième année qu’on prévoyait le sentier Fundy et qu’on repousse !
Merci pour ce beau récit, j’attendais d’avoir un moment rien qu’à moi pour le lire. Tu m’as transporté, tu m’as fait décoller. Je ne dis pas ça pour passer pour égocentrique mais j’ai reconnu un peu de mon anxiété à certains passages. Vraiment, félicitations pour cet exploit physique et mental, et ce paysage a l’air effectivement sublime ! Nous y songerons en revenant en Nouvelle-Ecosse, si je peux à nouveau marcher !! Vraiment, un article plein d’émotion <3 <3 <3
C’est important de parler de l’anxiété ! Je ne me retrouve ni dans les récits de Wonderwomen du voyage, ni dans les récits de filles paumées… Voici la troisième voie : les filles anxieuses mais qui font quand même ce qu’elles veulent 😀
Merci pour ce merveilleux récit Audrey, et félicitations pour avoir tenu le coup ! T’es une super warrior, j’espère que t’en as conscience ! J’ai adoré lire tes aventures tout en nuances. Ça fait du bien de lire l’anxiété, le doute et l’inconfort se mêler aux moments d’euphorie, de beauté et de merveilles. ♥ x